: Page d'accueil

Counter

Récit de ma traversée du Vieux Monde au Nouveau Monde du 28 novembre au 6 décembre 2001

 

Mercredi 28 novembre 2001

17 h 45

15 min pour écrire avant l’heure du repas.

Cela fait maintenant 2 h que je suis entrée dans le port du Havre. Après avoir un peu hésité dans cette immensité grouillante et agitée qu’est un port de marchandises, nous avons finalement réussi à trouver le terminal de l’Atlantique et les bureaux de Canada Maritime. Un des charmants employés nous a proposé de le suivre en voiture jusqu’au bateau. Il est normalement interdit à des particuliers de circuler avec leur propre voiture sur les quais, mais l’éventualité de décharger ma tonne de bagages de la Xzara Picasso de mon père pour essayer de tout faire rentrer dans la petite Clio de la compagnie (et sans doute échouer et devoir finalement faire deux tours) a eu raison de ses dernières hésitations. Ainsi avons-nous été présentés au capitaine du Canmar Honour, un écossais, et mes parents ont ainsi pu, tout excités, visiter la passerelle et assister au déchargement des containers à l’aide de ces impressionnants « cavaliers », ces grues/transporteurs sur huit roues aux allures d’araignées faucheux et qui filent à toute vitesse pour empiler les containers plus loin.

Pour l’instant, mes impressions : HALLUCINANT !

Les gens sont super sympas et cool et je distribue des sourires à tout vent : ça y est enfin, le grand départ ! Même les ouvriers montés sur les containers de l’autre côté du hublot de ma cabine et qui aident au déchargement me font des signes comiques me faisant comprendre que j’ai bien de la chance d’être à l’intérieur à ne pas m’en faire, car il semble faire un peu frisquet là dehors.

En effet, la cabine d’officier mise à ma disposition pour 7 jours, pour la modique somme de 760 £ (soit 7600 FF, soit environ 1500 cad$, bon vous calculerez vous même en Euro, hein…) est digne d’un hôtel 3 étoiles, peut-être même 4, puisque j’ai un grand lit, un coin salon avec canapé 3 places, un bureau avec fauteuil pivotant super confortable, un réfrigérateur, une salle de bain avec douche et toilettes, et plein de tiroirs et de placards.

Au quatrième étage également, un salon avec de nombreux canapés et fauteuils, la télé et un magnétoscope, une chaîne stéréo, des livres et des vidéos est à la disposition unique des passagers, c’est à dire : moi, un suisse d’une cinquantaine d’années qui semble avoir beaucoup voyagé par cargo et n’espère qu’une chose que la mer soit mauvaise, et un militaire canadien, que je n’ai pas encore vu, de retour de Bosnie. Tout le reste de l’équipage est indien et charmant.

Un coin cuisine avec victuailles ainsi que micro-onde, réfrigérateur, cafetière, grille-pain, etc., en cas de petit creux, est également à notre disposition. Il paraît qu’il vaut mieux bien manger en mer. Moi j’ai mes rillettes, mon Chaussée aux Moines et des pots de compotes, juste au cas où la cuisine indienne passe mal.

 

Les opérations de déchargement du cargo sont impressionnantes. Des énormes grues à rails et câbles actionnables dans tous les sens déchargent les containers qui sont ensuite transportés par les cavaliers ailleurs, sans doute pour les stocker en vue de leur chargement ultérieur sur des camions.

La « tour » où se trouvent les cabines et les autres espaces d’habitation se trouvent vers l’arrière sur les nouveaux cargos de ce type. Il y a environ une dizaine de rangées de containers à l’avant et 2 ou 3 à l’arrière. Le hublot de ma cabine donne sur l’avant, c’est à dire sur les containers qui s’élèvent sur 5 étages. Bref, à part en regardant sur les côtés je ne devrais pas voir énormément de mer depuis la cabine. Mais bon, il y a le salon d’où la vue est un peu meilleure et nous sommes autorisés à rester sur la passerelle tant qu’il ne fait pas nuit ni très mauvais temps et tant que nous ne dérangeons pas le capitaine et l’officier en service. Nous pouvons également sortir assez librement sur l’arrière de la « tour » aux différents niveaux. Quant au pont principal qui fait le tour du navire, il faudra demander l’autorisation, car c’est dangereux : le vent, les vagues, les glissades, les risques de chutes d’objets dangereux, etc. sont autant de charmantes éventualités.

 

Le premier dîner (je suis un peu inquiète puisque je sais que nous mangerons Indien toute la semaine) c’est très bien passé, même si je n’avais absolument pas faim. Le capitaine étant écossais, le cuisinier a été prévenu de ne pas trop forcer sur les épices : soupe poulet vermicelle à laquelle nous ne nous attendions vraiment pas, porc et mouton avec poix chiches (j’ai horreur de ça, c’est Ger qui va rire) et choux fleur, tout ça au curry bien sûr, mais pas relevé du tout ; pain indien et un dessert succulent : semoule vanillée, je crois aromatisée pistaches et noisettes. J’aurai dû en prendre pour plus tard.

Après le repas nous (cela signifiera désormais Daniel (le Suisse) et moi) sommes montés voir aux commandes et il n’y avait personne. Ce n’est pas franchement autorisé de pénétrer là sans membre de l’équipage, mais… disons que nous n’étions encore pas trop sûrs des règles.

Il y a un ouragan sur l’Atlantique et la Manche est prévue agitée…. Il faut que je colle mon patch anti-mal de mer… juste au cas où…

Bon demain, lever 4-5 h si je veux assister au départ, puis petit-déj entre 7 h 30 et 8 h 30. Ça va être une petite nuit, mais j’aurai le reste du voyage pour me reposer… et profitons-en, tant que ça ne bouge pas trop J.

 

Jeudi 29 novembre 2001

10 h 46 (nous avons reculé nos montres d’une heure ce matin)

Les containers ont continué à être chargés jusque tard dans la nuit. Je n’ai pas beaucoup dormi évidemment, même si la cabine est parfaitement confortable.

Le cargo a commencé les manœuvres pour quitter le port à 6 h précisément comme prévu. Un remorqueur le guidait le long du chenal. Il faisait nuit noire, mais il ne faisait pas mauvais. J’ai assisté à tout ceci depuis la passerelle. L’homme chargé de guider le cargo hors du port, le pilote (il faut toujours qu’un bateau soit guidé dans et hors d’un port par un capitaine du port en question) a ensuite quitté le navire pour rejoindre la côte.

J’ai donc regardé le Havre, puis les côtes françaises se perdre dans la nuit. C’était très beau. Tous ces petits point de lumières de différentes couleurs s’éloignant dans la nuit noire. Nous sommes restés là-haut jusqu’au petit-déjeuner à 8 h (céréales, toasts de pain complet avec beurre salé, oeufs au plat avec champignons et jus de mangue), puis je suis retournée me coucher.

Je sens légèrement les effets secondaires du patch contre le mal de mer, mais bon, je préfère ça à devoir rester couchée plusieurs jours si jamais je n’avais pas le pied marin. D’un autre côté j’aurais pu ainsi savoir si je l’aie ou pas ce pied marin, mais bon, peut-être une autre fois.

Il pleut et tout est gris autour de nous. Ça ne bouge pas trop pour l’instant. Nous sommes sur la Manche. Le capitaine nous a dit que ça devrait se gâter aux alentours de minuit ce soir.

Bon, je vais faire un tour dehors maintenant, avant de me replonger dans mon livre un petit peu. Ensuite, il y aura le déjeuner à midi. Daniel, qui a l’habitude, m’a avoué que, au cours d’un tel voyage, on a vite l’impression d’être toujours à table.

17 h 05

Il fait déjà presque nuit sur l’océan. Le cargo a été enveloppé de brume et de pluie toute la journée sur cette Manche que nous nous apprêtons à quitter. Aux vues des cartes de navigation, il ne nous resterait plus qu’à dépasser les côtes de Cornouailles pour nous retrouver vraiment au large cette fois. Je suis sortie après le déjeuner. Il pleuvait un peu et ventait.

J’ai ensuite lu pendant plusieurs heures, confortablement installées dans mon sofa.

La passerelle est vraiment un endroit terriblement agréable. Le soir, il y fait toujours très sombre pour que la lumière n’empêche pas les officiers de voir ce qui se passe au large dans la pénombre (généralement pas grand chose). Le ronronnement du moteur, de la mer et du vent nous poussent presque à parler à voix basses. Il y fait bon et les machines diverses éclairent la pièce de leurs cadrans et affichages fluorescents.

 

Mon état d’esprit en ce moment précis : un sentiment de confort douillet, chaleureux et paresseux. Les rares bruits discordants qu’on pourrait entendre sur un cargo chargé ainsi avec son maigre équipage (une vingtaine de personnes) sont couverts par le bercement ronronnant de la navigation.

Dans une heure déjà le prochain repas.

22 h 10

Encore plusieurs centaines de pages lues, confortablement installée sur les coussins mous du sofa, bercée par les flots plus agités, désormais que nous nous trouvons en pleine mer. Les fonds ne sont pas encore très profonds. Dès demain matin nous passons aux choses sérieuses. Je ne souffre pas du tout du mal de mer, même si le roulis est bien marqué maintenant. Il y a un peu plus d’une heure, j’ai été faire un tour à la passerelle. L’étendue immense de l’océan se devine malgré l’obscurité complète. Pas une seule lumière à l’horizon, sauf la petite lumière au dessus de la proue droit devant à environ une centaine de mètres. C’est un sentiment fabuleux de se savoir si peu nombreux ainsi au milieu d’une telle immensité vide plongée dans la nuit.

L’ouragan va être contourné, mais l’océan devrait en être quand même très agité dans les jours qui viennent. Les vagues déferlant sur les containers commencent à être impressionnantes ce soir. L’écume si blanche se détache dans l’obscurité de chaque côté du cargo.

 

Vendredi 30 novembre

11 h 35

Ce matin j’ai raté le décalage horaire, j’avais une heure de retard pour le petit-déjeuner. Nous changeons d’heure tous les jours à minuit, mais je n’avais pas compris que les horloges des cabines changeaient d’heure automatiquement.

Je suis ensuite montée à la passerelle pour admirer l’océan agité. Il paraît que le pire pour l’instant à été la nuit dernière aux alentours de 4 h. Je sais que ça bougeait beaucoup et je me suis levée plusieurs fois pour regarder par mon hublot et j’avais du mal à me tenir debout. Il faisait noir.

Le capitaine dit que ce n’est pas la saison pour les baleines, qu’elles sont à l’heure actuelle le long des côtes du Brésil, mais qu’on peut apercevoir des dauphins ou des orques profitant des vagues le long du cargo pour se laisser porter. Les chaises hautes de la passerelle sont vraiment agréables : on peut lire tranquillement tout en savourant l’immensité majestueuse devant et tout autour de nous.

Je viens de sortir prendre en photo le premier rayon de soleil furtif depuis le départ. Le ciel s’éclaircit loin droit devant nous, mais, après un rapide petit tour dehors, je confirme que le vent est impressionnant du fait de la haute mer, mais également de la vitesse du cargo. Nous n’avons pas l’air d’aller vite comme ça, vu d’en haut, mais il suffit d’être plus près du niveau de la mer ou bien fixer l’eau de chaque côté du navire pour se rendre compte que notre lenteur n’est qu’apparente vu l’immensité qui nous entoure.

Dans 20 min, à nouveau un repas.

16 h 35

J’ai passé cet après-midi plutôt ensoleillé sur la passerelle à regarder l’océan onduler et changer de couleurs. Le temps change à une telle vitesse que les heures passent sans ennui. Le ciel s’ouvre et se referme au rythme de la course des nuages. Après quelques rayons de soleil, le cargo traverse une rapide averse comme s’il s’agissait d’un mince et frêle rideau. La pointe de l’Irlande, plus au nord, a été dépassée et nous avons pu apercevoir trois bateaux de pêche, les derniers bateaux que nous verrons avant le Québec, apparaissant et disparaissant entre des vagues. C’est à ce moment qu’on comprend les erreurs d’interprétation que peut entraîner une position élevée et de mauvais repères. D’où nous nous trouvons, si haut, environ 15 m au dessus du niveau de la mer et si on ne tient pas compte de la taille du cargo, [allons-y pour les chiffres si je me fie à mes notes griffonnées un jour que le capitaine était de bonne humeur, le cargo fait 32 m de largeur, 245 m de longueur et pèse 45 000 tonnes avec ses 2800 containers], les vagues semblent ‘raisonnables’. Pourtant, à les voir maltraiter ces bateaux de pêche courageux, il devient évident qu’elles sont bien plus hautes et menaçantes que nous ne nous en rendons compte depuis notre point de vue qui nous semble si invincible (n’était-ce pas d’invincibilité dont était également persuadé l’équipage du Titanic ?) En fait ces ‘ridicules petites vaguelettes’ qui incommodent à peine notre cargo font environ 5 m de haut... Pour l’instant le vent est de force 7-8. Ça bouge mais je ne me sens pas du tout malade. Il paraît que certains membres de l’équipage le sont pourtant. Il est vrai qu’il est préférable de regarder au large pour éviter le mal de mer, eux sont plus bas plus proches des machines, où pourtant le bateau est le plus stable.

20 h 30

Après le dîner, je me suis rendue à la passerelle pour voir où en étaient les humeurs de l’océan. Toujours pareil, même un peu plus calme. Mais le clou du spectacle a été de comprendre pourquoi il me semblait qu’il faisait moins sombre qu’hier : la pleine lune illuminant de sa pale lumière argentée le sillon du navire ! Il ne manquerait plus qu’un dauphin sautant dans le clair de lune pour nous combler de joie. Mais bon, ne rêvons pas trop, nous avons scruté l’immense étendue de l’océan suffisamment déjà, pour comprendre qu’il nous faudrait beaucoup de chance pour voir quoi que ce soit.

 Le capitaine nous a appris que dans 36 h, un orage impossible à éviter nous frapperait de plein fouet. Et mon patch anti-mal de mer qui arrive à expiration et que je ne souhaitais pas remplacer !… Il faudra que je prenne une décision, le remettre ou me contenter des comprimés homéopathiques… au cas où…

 

Samedi 1er décembre

7 h 30

Hier soir, le 3ème Officier, Rahul, m’a très gentiment appelé dans ma cabine depuis la passerelle, car il neigeait et il pensait bien que je voudrais voir ça. Je me suis précipitée en robe de chambre, ai trébuché sur les hautes marches des escaliers raides, mais je suis arrivée trop tard. C’était fini. Comme un rideau blanc, l’averse s’est abattue sur le cargo et n’a duré que quelques secondes. Pas de chance.

Tout va bien. Je suis ravie et très fière de faire ce voyage. C’est saisissant de réfléchir que je suis en plein océan en direction de Montréal, mon nouveau chez-moi tant attendu, comme l’ont fait nos ancêtres.

16 h 40

Grande nouvelle !!! La chance nous a souri ! Pendant le petit-déjeuner, j’ai vu mes premiers dauphins ! Ils paraissaient tout petits, encore ce satané effet d’optique dû à notre hauteur, car le capitaine nous dit qu’ils font en fait sans doute entre 1,5 et 2 m de long. Ils sont noirs et blanc et ils nous suivent. J’aurai bien aimé continuer cette observation fascinante toute la journée avec des jumelles, mais le cargo allait bien trop vite pour ces petits dauphins que nous avons très rapidement perdu de vue. Moi je dis que quand même on aurait pu s’arrêter ;-)

Nous avons ensuite eu la permission de monter sur la terrasse au dessus de la passerelle, le dernier étage possible du cargo. Il y avait bien évidemment beaucoup de vent et celui-ci était très froid et il fallait mieux se tenir et ne pas traverser trop vite au risque de trébucher poussés par les rafales, mais c’était grisant de pouvoir être à l’air libre comme ça. J’ai aperçu à nouveau un dauphin, mais encore une fois nous allions trop vite pour me laisser le temps d’attraper mon appareil photo ou les jumelles et je l’ai regardé perdre de la distance.

Plus tard dans la journée de belles éclaircies se sont entrecoupées d’averses de grêle et de pluie.

 

Dimanche 2 décembre 2001

      :  Le début de la tempête

19 h

Cela fait plus d’1 h que nous sommes au cœur d’un grand orage atlantique. TERRIFIANT. J’en suis toute retournée et cela a bien failli être le dernier souffle de mon cher ordinateur portable…

J’ai retiré mon patch hier soir, mais comme ce n’était pas la grande forme depuis ce matin (peut-être que mon estomac commence à refuser ce nouveau régime alimentaire exotique) et que la journée s’annonçait grise et la mer plutôt mauvaise avec un vent de force 8, je décidais de remettre un autre patch pour que mes derniers jours en haute mer ne me soient pas gâchés.

Bien m’en a pris, car dès 14-15 h nous entamions une grosse tempête qui ne pouvait être évitée avec un vent force 10 !! Vu le mauvais temps, certains membres de l’équipage devaient sortir pour resserrer les câbles des containers qui se détendent toujours un peu du fait des vibrations. Pour ce faire, vu le danger d’être happés par les vagues d’une dizaine de mètres maintenant (6 marins ont péri ainsi l’année passée), une fois les containers vérifiés du côté abrité du vent, le capitaine a décidé de ralentir le cargo pour changer légèrement de direction et mettre l’autre côté du cargo à l’abri. Mais la force du vent et de la houle n’étant plus compensées par la force d’inertie et la vitesse du cargo dans une telle manœuvre, la force des éléments a pris le dessus. Le cargo et ses 2 800 tonnes s’est alors vu bousculé par les vagues le frappant de biais et lui faisant changer d’angle pour finir parallèle à la houle. Résultat : un gîte impressionnant, terrifiant ; le cargo tanguant de droite à gauche et non plus seulement roulant de l’avant vers l’arrière. J’assistais à ce spectacle rarissime depuis la passerelle lorsque le gîte atteint 35 degrés et le vent force 11 avec d’énormes vagues s’abattant sur les containers. L’amplitude du roulis était de 15 mètres, comme je pus le calculer plus tard (pas sur le coup je vous assure) puisque la proue du navire se situaient tour à tour à environ 2 hauteurs de containers sous la ligne d’horizon, puis à 1 hauteur de containers au-dessus. Tout commença à voler sur la passerelle et il me fallut m’asseoir su un meuble bas et m’agripper aux deux bords de chaque côté pour garder l’équilibre. Tout le monde restait calme pourtant. M’inquiétant pour mon laptop que j’avais laissé ouvert sur le bureau de ma cabine, je décidai de descendre pour constater les dégâts. Qui dit que je suis matérialiste ?…Mais, le temps que j’arrive à ma cabine, la situation s’aggrava et le gîte atteint 42 degrés (45 étant l’inclinaison maximale, paraît-il, au delà de laquelle le bateau devrait se coucher sur le côté et sans doute dans le cas d’un cargo chargé ainsi se retourner emporté par le poids des 2 800 containers.) Je m’évertuais pour ma part, à ne pas penser à tout ça et couchée sur le sol et m’arc-boutant contre les meubles et les murs de ma cabine, je réussis finalement tant bien que mal à réunir toutes mes affaires tombées à terre et les forcer dans les tiroirs et les placards. C’est ainsi que je compris pourquoi la porte du réfrigérateur était dotée d’un petit crochet extérieur… pour ne pas qu’elle s’ouvre d’elle même sous l’effet du tangage ! Cette fois le fauteuil, pourtant lourd, se renversa entraînant avec lui mon cher laptop qui, jusque là y était tombé miraculeusement refermé. La batterie expulsée de son compartiment gisait sur le sol pendant que ma valise de 25 kg posée ouverte sur le divan glissait d’un côté ou de l’autre à chaque tangage. J’espérais qu’elle y resterait et n’aurait pas le mauvais goût de me tomber dessus. J’étais alors si franchement terrorisée que je tremblais sincèrement de tous mes membres et commençais à gémir faiblement d’impuissance. Ce qui m’impressionnait surtout était d’entendre toutes les affaires et meubles de l’étage valdinguer d’un bord à l’autre au rythme de l’inclinaison du cargo. Heureusement que nous avions eu la présence d’esprit avec mon père de tout bloquer mes sacs et valises, car je me serais sans doute retrouvée écrasée contre le lit par tous mes bagages. Triste, mais ironique accident pour une voyageuse !

Il semblait que tout l’équipage avait été pris de surprise par cet incident, car il y eut beaucoup de casse dont des chaises, des tables mal arrimées, etc. ainsi que le dîner du soir que le cuisinier venait de finir au moment où le bateau vira de bord. Le laptop du capitaine, lui, rendit l’âme et, sur la passerelle, j’aurais assisté, si j’y étais restée, à une scène parfaitement saisissante, puisque, arrivé à 42 degrés de gîte, cet étage qui est le poste le plus haut du navire et fait toute la largeur du navire, semblait toucher l’eau d’un côté, puis de l’autre. Tout vola, y compris les provisions du réfrigérateur dont la porte s’ouvrit d’elle-même. Les officiers devaient éviter les divers projectiles qui allaient et venaient tout en s’évertuant à s’accrocher tant bien que mal à ce qu’ils pouvaient. Certains appareils (imprimante, jumelles, cafetière, etc.) se trouvèrent également brisés, après avoir été projetés d’un bord à l’autre du navire pendant tout ce temps.

Impressionnant ! Fascinant ! Ce fort tangage, même s’il perdit de l’intensité rapidement (l’interprétation du temps est vraiment relatif dans ces cas-là !) dura plus d’une heure et je commençais à trouver le temps interminablement long, couchée sur mon lit mon laptop dans mes bras, enroulé dans ma robe de chambre pour éviter les chocs. Mais ce qui fait paniquer dans des moments pareils se sont en fait surtout les bruits. Le tumulte du vent furieux, des vagues gigantesques déferlant sur les containers, des containers qui grinçaient, de la structure du navire qui gémissait sous les contraintes de l’eau et du vent, le boom sourd de la profondeur de l'océan rencontrant le fond du navire chaque fois qu’il retombait ; tout ce vacarme était terrifiant. Quelle émotion ! J’en ai encore des frissons.

La cuisine et la salle à manger se retrouvèrent dévastées. L’huile et toutes les sauces et liquides imaginables s’étaient répandues sur le sol et avaient tout recouvert du fait de l’incessant va et vient du tangage. Il était impossible d’y tenir debout. De toute façon le repas était perdu et la cuisine impraticable.

 

Il est désormais 21 h 15, les choses se sont bien calmées, mais l’orage est toujours là. Je pense avoir du mal à trouver le sommeil ce soir. Quelle aventure !

 

Lundi 3 décembre

Après les émotions d’hier, tout paraît être plus ou moins revenu dans l’ordre. Certains signes (les chaises cassées et les murs éclaboussés de la salle à manger, entre autres) montrent bien que cette tempête n’a pas été le fruit de mon imagination. Aucun des membres de l’équipage n’a jamais vécu un tel gîte pour un si gros bateau. Je me demande vraiment comment nos ancêtres ont pu se rendre au nouveau monde dans leurs navires de bois bien moins gros et puissants que celui-ci, avec des tempêtes pareilles (c’est vrai qu’ils devaient sans doute choisir de partir en été). Le capitaine dit qu’il traverse 2 ou 3 tempêtes de la sorte chaque hiver. Mais ce que semble vouloir faire comprendre l’équipage (qui n’aime pas beaucoup le capitaine, comme la plupart des équipages, paraît-il) c’est que de telles tempêtes existent en effet, mais qu’il est justement très dangereux de ralentir le cargo, car cela fait perdre le contrôle du bateau et qu’il n’aurait jamais dû le faire. Mais bon, il préférait sans doute risquer ça que de perdre des hommes, happés par les paquets de mer.

Enfin, nous sommes tous sains et sauf. Seul le cuisinier a été légèrement brûlé.

On se souviendra tous de cette tempête, un moment rare, grandiose et terrifiant que je ne revivrai sans doute jamais comme ça aux premières loges. J’ai bien fait de venir !

Le capitaine, aujourd’hui que le temps est meilleur, a accepté de nous emmener faire le tour du bateau (nous n’avons pas le droit d’aller sur le pont principal tout seuls, d’où l’on a accès aux containers.) C’est très différent de voir l’océan de plus près ainsi et on peu facilement imaginer la hauteur des vagues, alors qu’il est difficile de le faire depuis la passerelle. Nous avons alors pu constater les dégâts. Certains containeurs ont eu leur paroi latérale enfoncée par le choc des vagues ; d’autres par leur cargaison intérieure mal amarrée ; un container en calle (le cargo est chargé de 7 niveaux de containers en calle et 5 niveaux en surface) s’est trouvé déchiré par son contenu mal attaché. Mais, en vue de l’intensité et de la durée de la mésaventure, qu’aucun container ne se soit décroché et soit tombé à l’eau est un véritable exploit. C’est tout ce qui importe au capitaine en fait… et à la compagnie d’assurances.

 

Aujourd’hui rien à signaler. Il fait nuit à 15 h 30 et nuit noire à 16 h! Nous approchons du golfe du Saint-Laurent. Quelle joie ! Je suis folle d’impatience !

J’ai pu donner des nouvelles à mes parents grâce à la liaison satellite du bateau. Cela devait être étrange pour eux de m’imaginer en plein milieu de l’océan. Je ne leur ai pas parlé de la tempête … ;-)

Je commence à saturer quant à la cuisine indienne. C’est bon, mais l’odeur et l’aspect du curry me font l’effet d’un déjà-vu pas mal insupportable, surtout le matin pour le petit-déjeuner... Heureusement qu’il y a du potage le soir et que nous avons le choix d’ajouter ou non la sauce.

 

Mardi 4 décembre 2001

Premier coup d’œil dès le réveil par le hublot pour constater la brume tout autour de nous. Avant le petit-déjeuner de 7 h 30, je monte sur la passerelle. Brume et même chutes de neige sont au rendez-vous. Aucune chance de voir Terre-Neuve que l’on est en train de passer par le nord. Le bateau vogue à vitesse maximum pour essayer de rattraper un peu les 8 heures de retard dues à la tempête d’avant-hier.

Une fois le petit-déjeuner terminé, tout à coup, le soleil ! À tribord (droite), je commence à entre apercevoir des falaises blanches, de-ci de-là, très loin. Ce sont des îles et la côte du nord-est du Québec ! Mais, sont-ce des îles ? C’est alors que je comprend que j’assiste à un phénomène rare et sublimissime : des falaises que l’on n’apercevait pas quelques instants auparavant apparaissent à l’extrémité droite de mon champ de vision "jumellé", puis disparaissent ensuite à l’extrémité gauche, à mesure que l’on avance. Bizarre. En fait, ce ne sont pas des îles et je n’ai pas la berlue. Ce phénomène est en fait dû à la courbure de la terre, qui ne permet de distinguer les choses que jusqu’à une certaine distance, avant qu’elles ne se trouvent sous le niveau de l’horizon, de l’autre côté ! Et oui, le golfe du Saint-Laurent est si large que ça ! J’ai du mal à détacher les yeux de ses falaises couvertes de neige. Il paraît que quelques francophones vivent là, perdus au milieu de l’immensité blanche. L’attirance de ces contrées peu habitées, peu atteintes par l’homme… Qui m’aurait dit qu'à peine deux ans plus tard, je m’y rendrais au bout de la rouge de la Côte-Nord

Le capitaine accepte que nous fassions le tour du navire à nouveau, mais désigne le cadet (futur 3e officier) pour nous accompagner. Il ne tient pas lui-même à sortir : les thermomètres annoncent –8 mais avec le facteur vent cela se traduit en fait par –38 degrés. Le temps est splendide, mais la nuit tombe encore une fois très vite, 15 h 30, et toujours pas de terre en vue à bâbord. Demain matin, dès 8 h, c’est l’entrée dans le fleuve proprement dit. On devrait pouvoir apercevoir les deux rives cette fois et un pilote canadien viendra à bord, puisque seuls certains officiers canadiens d’ici sont habilités à diriger les bateaux sur le Saint-Laurent, réputé très difficile à naviguer.

Mes impressions sur cette traversée pour l’heure : FABULEUSE ! À ne pas rater. C’est tellement incroyable et rare de pouvoir traverser ainsi l’Atlantique. Seul Andrew, le militaire Canadien, s’ennuie et a hâte d’arriver. Daniel et moi, c’est plutôt le contraire et Daniel commence même à franchement déprimer à l’idée de l’arrivée en port. Même si j’avais hâte de revoir enfin Montréal, depuis 5 ans que j’attend ce moment, j’apprécie tellement cette transition maritime hors du temps que j’aimerais faire le tour du monde comme ça. Vivement demain que je vois le Saint-Laurent. J’espère qu’il fera très beau. Nous devrions malheureusement arriver à Montréal de nuit et nous ne devrions voir Québec qu’à la tombée du jour. Tant pis, il doit sans doute être possible de remonter le Saint-Laurent depuis Montréal d’une autre manière.

 

Mercredi 5 décembre 2001

16 h 50

Il n’est que 16 h 50, mais il semble que plusieurs jours se sont passés depuis que je me suis levée ce matin, tellement les paysages admirés étaient beaux et grandioses aujourd’hui.

Levée à 6 h 30 pour avoir le temps de me préparer et de monter sur la passerelle avant le petit-déjeuner et l’arrivée du premier pilote. Quel instinct ! Au premier abord rien à signaler à part l’immensité du majestueux Saint-Laurent devant nous. Seule une des rives nous est vraiment visible. Le temps est magnifique. Nous espérons entrevoir un peu de vie marine, mais sans grande conviction. Pour l’instant, à part nos quelques dauphins de l’autre jour, on n’a rien vu du tout. Dommage ! C’était la mauvaise saison pour la faune.

Mais tout à coup, un dauphin comme l’autre jour !... mais non un groupe de 5 ou 6 en fait… et puis d’autres groupes semblables encore, ici et là, remontant le Saint-Laurent vers l’océan. De chaque côté du navire, en fait, des centaines de dauphins apparaissent et disparaissent. Seul Daniel et moi semblons intéressés par la chose. Personne d’autre n’y fait attention. Le capitaine dit même que c’est impossible et plus tard le pilote nous dit la même chose, que ce devait en fait être des phoques. Des phoques ! Avec une dorsale sur le dos et noir et blanc ?! Oui, sans doute ! Des phoques qui s’adonnaient à la nage indienne sur le côté en faisant ressortir une de leur nageoire juste pour le fun ! On en a même vu un sauter complètement hors de l’eau et nous avons donc pu voir tout son corps. Personne ne nous croit mais nous nous les avons vu. J’ai même refusé de descendre petit-déjeuner pour continuer à savourer le spectacle inattendu. Mais ils nagent si vite dans le sens opposé au nôtre et nous voguons si vite que nous avons peine à garder leur trace à la jumelle. J’étais tellement occupée à rechercher d’autres groupes à chaque fois que j’en perdais un de vue, que je n’ai même pas tenté de prendre des photos. Comme je n’ai pas de zoom, ça n’aurait pas donné grand-chose de toute façon. Le Saint-Laurent se resserre doucement et au niveau du Fjord du Saguenay, le capitaine nous montre un petit rond blanc qui apparaît plusieurs fois à la surface de l’eau, une baleine beluga.. C’est tout ce qu’on en verra…Le soleil tape sur les falaises et les rives enneigées du la Côte-Nord du Québec à tribord. C’est tellement grand ! On est encore à 5 h de Québec. Le pilote qui est monté à bord pour naviguer le cargo sur le Saint-Laurent est très sympathique et agréablement surpris de trouver des francophones à bord. Le brouillard tombe tout à coup et bientôt la visibilité est nulle. Il est temps d’aller déjeuner. À 15 h 30, à Québec, deux autres pilotes remplaceront celui-ci. En attendant on ne peut plus rien distinguer mais le capitaine dit que le brouillard va se lever, preuve en est le mince liseré de lumière chaude droit devant.

C’est vrai, le soleil réapparaît enfin pour nous laisser admirer les rives et les îles : l’île rouge, l’île d’Orléans, etc. Il y a de plus en plus de villages le long du fleuve. Le temps se couvre à nouveau. Ah non ! Il faut quand même qu’on puisse voir Québec !

Et voilà, la ville au loin. Je ne suis allée qu’une fois à Québec dans ma vie et par la route depuis Montréal, mais je ne peux me tromper, c’est Québec. J’aperçois le toit vert de Frontenac entre des tours. L’approche est si lente. Le capitaine nous prévient de regarder sur la droite pour ne pas rater au tournant la chute de Montmorency. Et puis ça y est, Québec est devant nous avec Frontenac tout éclairé car la nuit commence déjà à tomber. C’est superbe de redécouvrir Québec ainsi, depuis le Saint-Laurent, 5 ans après ma première visite. On prend à bord les deux nouveaux pilotes qui vont nous emmener plus loin pendant 7 heures. L’arrivée à Montréal se fera de nuit, aux alentours de 6 h du matin. On ne peut pas tout avoir. Tant pis. Tout valait la peine d’être vu. J’aurai bien le temps de découvrir Montréal autrement.

La fin du voyage se précise. Le pincement au cœur aussi. C’était quelque chose cette aventure magnifique. Cela va être bizarre de se retrouver tout à coup au sein de la vie urbaine et en plein bain humain. Les responsables des douanes vont sans doute venir à bord aux alentours de 8 h. Il faudra alors que je contacte Pascal et le studio réservé pour le mois. Je suis comme inquiète d’arriver. L’inquiétude qu’on ressent avant la rentrée des classes lorsque l’on est enfant. C’est excitant, mais aussi impressionnant. Et il va y avoir tant de choses à faire… Enfin, j’aurai la liberté de faire tout ceci à mon rythme en fait. Il suffit de s’organiser pour ne rien oublier.

Après le dernier dîner à bord, je monte à la passerelle une dernière fois de nuit. Tout est plongé dans la pénombre comme d’habitude. Les pilotes étant deux cette fois, ils s’intéressent moins rapidement à nous, et puis, nous commençons à bavarder. Et bien, c’est bavard un québécois visiblement ! Ils sont super sympathiques, tout deux de Québec. Le capitaine ne les aime pas beaucoup, mais c’est normal, les capitaines et les pilotes ne semblent pas beaucoup s’aimer visiblement. Avec 4 francophones à bord maintenant, la conversation bat son plein, ce qui n’est pas pour plaire au capitaine qui nous rappelle à l’ordre. Cela jette un froid, dommage pour notre dernière nuit à bord. Mais c’est égal, demain matin je serai à Montréal, chez moi et mon aventure en bateau m’apparaîtra bientôt lointaine, comme appartenant à un autre moi, lorsque je me laisserai reprendre dans le tourbillon et le brouhaha de la ville.

 

Mais un jour, je le referai. En janvier/février pour voir le Saint-Laurent pris par les glaces ? En février/mars pour voir les icebergs ? En mars/avril pour la débâcle ? Ou en juin pour les baleines ?